Bram Boriau
Quelle place pour les entreprises dans le débat public ?
« Opinions are like assholes. Everybody has got one. ». Mais à quoi bon exprimer son opinion lorsqu’on est une entreprise ? Est-il utile, voire valorisable de prendre position dans le débat public ? Prendre position sur la guerre en Ukraine ou la crise énergétique va-t-il de soi pour une entreprise ?
Il est évidemment facile de condamner avec émotion des crimes de guerre particulièrement atroces, surtout lorsque la grande majorité de l’opinion publique partage notre point de vue. Mais qu’en est-il des sujets qui sont tellement polarisés qu’ils échappent à tout consensus social ?
Une éminente agence de relations publiques américaine conseillait par exemple à ses clients de ne pas prendre position sur l’abrogation du droit à l’avortement aux États-Unis. Une démarche somme toute hypocrite puisque la même agence se targue de « soutenir les entreprises audacieuses pour améliorer le sort de l’humanité ».
Mais que conseillerions-nous à nos clients ?
Tout d’abord, nous pensons qu’en tant qu’entreprise, vous pouvez participer au débat public et vous positionner en tant que « personne morale ». Nous pensons que si les gens s’attachent à certaines organisations, c’est non seulement en raison de leurs produits et services, mais aussi parce qu’ils partagent avec elles des aspirations et des valeurs. Il y a, en chaque individu, le besoin de se sentir culturellement en phase avec les entreprises auxquelles il achète des biens et services. Les compagnies peuvent ainsi se différencier et investir leur marque d’un sens nouveau. « Prendre position » peut dans ce cas s’avérer très fructueux.
Une question vous brûle les lèvres : qu’advient-il de la fidélisation de votre clientèle dès lors que vous avez pris position dans un débat très polarisé – ce qui n’est pas une exception ces temps-ci ? Une entreprise ne dira certainement pas adieu à sa clientèle si elle déclare subitement qu’elle souhaite n’imprimer que sur du papier recyclé. Mais que se passerait-il si elle prend une position ferme sur un sujet beaucoup plus clivant ?
Prenons l’exemple de Bol.com. En août 2020, ils ont annoncé qu’ils ne vendraient plus de produits offensants à l’effigie du père Fouettard. Une vague de critiques sur les réseaux sociaux s’en est suivie. De nombreux internautes ont écrit qu’ils n’achèteraient plus rien à cette enseigne. Les chiffres de Bol.com ont-ils plongés ? Il faudrait sans doute approfondir les recherches sur l’impact réel de pareilles prises de position. Mais dans ce cas-ci, les chiffres n’ont pas du tout baissé, bien au contraire. Peut-on donc supposer que la prise de position attire plus de personnes qu’elle n’en repousse ? Ou que les clients qui appellent au boycott n’ont pas de suite dans les idées ? Peut-être.
Évidemment, il ne s’agit pas uniquement de chiffre d’affaire. Je me suis moi-même détourné des produits du producteur de pâtes Barilla depuis ses prises de position contre les relations LGBTQIA+ en 2013. La majorité de ses clients ne cautionne pas non plus cette position. Cela a eu pour conséquence que les employés et d’autres partenaires ont soudain vu l’entreprise sous un autre jour. Et le volet social comme être capable d’attirer les gens en toute sérénité, garder les employés LGBTQIA+ heureux, être apprécié par le gouvernement et la société civile… est également primordial, bien sûr.
Barilla a d’ailleurs profité de ce dérapage pour se repositionner en termes de droits LGBTQIA+. L’entreprise a fait volte-face et semble être revenue à la raison. Une question demeure : l’entreprise est-elle sincère ? Barilla fait-elle suffisamment d’efforts dans la pratique pour défendre les droits des LGBTQIA+, ou se contente-t-elle de jouer sur les apparences parce que des consultants le lui conseillent ? Pour l’instant, ils ont le bénéfice du doute : ils semblent sincères – je devrais peut-être leur donner une autre chance aussi.
Mon postulat est donc que l’adoption d’une position réfléchie et en accord avec le profil de l’entreprise a plus de chances de se révéler positive, même dans les débats polarisés. Le risque s’accroît lorsque les entreprises se retrouvent dans une position qui ne correspond pas à la façon dont elles se présentent au monde extérieur. Pensez à ce qui est arrivé à Tony’s Chocolonely quand ils ont été rayé d’une liste de marques de chocolat « slavery-free ». Si vous demandez à vos clients de vous choisir en raison d’un objectif précis, ils risquent de vous laisser tomber plus facilement si la sincérité de cet objectif est mise en doute. Mais comme je l’écrivais plus haut, il s’agit d’une hypothèse, il serait intéressant de pousser la recherche plus loin.
Je reviens donc au fil conducteur de cet article. Oui, je crois que les entreprises peuvent prendre position et que cela peut renforcer leur réputation. Mais je crois surtout que ce sont les entreprises qui font fausse route qui ont le plus à perdre. Il faut donc craindre que dans le cas cité plus haut, ce soit la réputation de l’agence de relations publiques qui soit mise à mal par l’adoption d’une ligne de conduite qui ne prend pas position au sujet de l’abrogation du droit à l’avortement. Je serais donc très curieux de voir les chiffres de cette entreprise l’année prochaine. Ceci dit, je pense aussi que les entreprises ne devraient pas commenter tout et n’importe quoi. Il y a déjà suffisamment d’opinions – et peut-être même trop. Il suffit parfois de faire des pâtes savoureuses et de communiquer intelligemment à leur sujet.